Suspendu(e)s entre hier et demain.

Honnêtement, pensez-vous vraiment qu’on va changer après ? Que le monde changera ?

Il se dit qu’on peut changer d’habitude en 21 jours. Alors peut-on en quelques semaines changer de priorités, abandonner les croyances qui nous ont amenés à ce modèle insensé ? Et défendre un autre monde, on a tous l’air d’accord sur cette nécessité.. Bon pour les 21 jours c’est un fake des années 60 *. Quant à faire le deuil d’un monde et de ses croyances ce n’est pas impossible, les chocs peuvent provoquer cela, c’est la résilience, les temps suspendus bien utilisés peuvent le permettre. Mais rien n’est moins sûr…

C’est vrai qu’on partage des réflexions dont on n’osait à peine parler il y a encore quelques jours. Vrai que des trucs a priori irréalisables adviennent. E Macron prononce des mots qu’un l’altermondialiste ne bouderait pas. Il y a une prise de conscience de l’absurdité du monde non ! De l’importance des liens plutôt que les biens. On le lit, les réseaux sociaux s’en abreuvent, ça cogite de partout non ! Non ?  En temps suspendu la nature a horreur du vide, mais après ?

Beaucoup sont confinés dans des conditions difficiles, des femmes à la merci de conjoints violents, certains contraints de travailler la peur au ventre, d’autres plus chanceux en profitent pour mettre en place une nouvelle hygiène de vie, méditation, yoga, recettes vegé, certains racontent aussi leur cerveau qui gamberge.

Il paraît qu’on réfléchit sur nos vies.

Mais tout comme le yoga ou la méditation trébuchent sur la tentation de l’apéro, la boulimie rampante et le stockage de bouffe régressive, les introspections lentes et une pensée lucide trébuchent sur la tentation de vite, tout de suite : analyser, parler, accuser, se raccrocher à ce qu’on avait prédit, justifier ses choix. Et puis on jure sur notre honneur que plus rien ne sera comme avant, qu’il faudra que cela change, qu’on nous écoute, que l’État soutienne l’hôpital public… Et nous sommes sincères dans cette détermination… aujourd’hui. Mais après ?

A chaque choc c’est pareil. Premier temps : sidération, déposer sa peur et reprendre de contrôle. Au début c’est la surréaction, on a besoin de parler, écrire, crier, juger les autres, analyser, proposer. Mais rapidement le choc passé, arrive l’oubli. Mieux vaut oublier. On a besoin d’oublier. Oui il y a toujours cette même « nation » toute dressée tel un seul homme, comme après Charlie, les attentats… Et depuis, on en a fait quoi de toutes ces valeurs fièrement revendiquées : liberté d’expression, convivialité ? Et vous vous souvenez l’Amazonie qui brule, les feux en Australie (oui il y a 2 mois… notre indignation a la mémoire courte).

Et si au contraire cela changeait dans le mauvais sens… Le choc devient stratégie**. Ce premier temps avec cette nation toute sidérée, angoissée, resserrée, en manque de repères permet de faire passer tout un tas de choses comme le « confinement des droits »*** (sidérant ce qui est voté en ce moment…). Devançant l’oubli qui arrivera avec une vitesse déconcertante.

Il est probable qu’on soit plus occupés à prendre l’apéro pour fêter la « libération », plutôt que dans l’action à s’opposer à ce modèle mortifère.

Pendant ce temps les éboueurs, caissiers, tous les non confinés seront rincés, chez eux à récupérer. Oubliés les « actifs de première nécessité » au mieux une petite prime ou une médaille, il va falloir travailler jusqu’à 60 heures par semaine. Pour les indépendants, les petits entreprises, les librairies, les artisans, les petits producteurs et ceux et celles qui leur sont liés il est probable qu’on se focalise sur la façon de retrouver des revenus.

Probable aussi qu’on délègue le soin de la suite aux politiques et institutions, quels qu’aient été leur incompétence, leur dérobade et leur responsabilité dans la crise sanitaire, économique et écologique. Pendant ce temps des hommes et des femmes médecins, infirmiers, internes, seront à quémander encore et encore le respect de leur travail, des moyens à la hauteur de la conscience professionnelle dont ils auront fait preuve. Dignes face à l’indigne. Enfin là j’ose espérer qu’on ne les laissera pas tomber. Mais de là à boycotter ces grandes entreprises qui font de l’« optimisation » fiscale pour se dérober au financement des services publics… «  rooo elles ont fabriqué du gel en urgence, c’est pas si simple, on a besoin d’elles ». Allez on prend les mêmes et on recommence. Il est probable que pour la majorité rescapée retournée à sa routine, la citoyenneté se résumera à aller voter fière de faire son devoir, faire barrage au FN, pour sauver la mise à l’élite politique ressortie serrer des mains sur les marchés, une fois de plus, en vilipendant les abstentionnistes…

Probable… mais pas assuré. Parce que cette fois on a ce temps suspendu. On peut nourrir le terreau en profondeur, se désherber la cervelle.

Probable que les mêmes qui défendaient un autre monde, activistes, désobéissants, résistants, refusants, permaculteurs, lanceurs d’alerte et autres entrepreneurs made in local et made in respect, les mêmes continueront à résister, s’ils en ont encore les moyens financiers… La question pour eux c’est le mode d’action. Il va falloir monter d’un cran, sérieusement… Parce que le Covid n’est qu’une répétition générale.

Et l’autre question c’est qui va les rejoindre, faire grossir les rangs, donc réduire les rangs du système que nous récusons. Qui après, au-delà des bonnes résolutions du moment. Qui va basculer ? Comment augmenter cette chance de basculer ? Voulez-vous consolider votre détermination ?

Nous voilà, suspendu(e)s entre hier et demain.

Avec ceux et celles qui ont un choc de conscience, prenons le temps de déconstruire toutes les croyances, reflex, conforts qui nous ont amenés à ce monde insensé, la cervelle colonisée par l’idée que rien d’autre n’est possible.. Déconfinons les cerveaux et les coeurs. En profondeur. Parce que le confinement a commencé bien avant, celui du bon sens, celui de l’anticipation, celui de l’intérêt général, celui de la solidarité, et le confinement de nos futurs confisqués par une seule thèse.

Avec ceux et celles qui se battent depuis parfois très longtemps, défendent, dénoncent, protègent, bâtissent, regardons nos actions avec plus de lucidité et d’exigence sur leurs effets. Comment aller plus vite, plus loin, plus radical, dans le respect de chacun quant à son mode d’action mais en montant d’un cran en ambition. Fini de jouer !

Ouvrons nos regards, sachons reconnaitre ce qui nous retient, nous empêche de vraiment souhaiter que ce vieux monde capote. Observons à qui profitent nos oppositions, réveillons notre autodéfense intellectuelle, interrogeons les normes sociales, affutons nos déterminations, aiguisons nos armes pour arrêter cette guerre contre le vivant, la terre et contre l’humanité. Retrouvons plus de liberté dans nos vies, mettons du vent dans nos cerveaux, faisons circuler de nouvelles pensées et attisons d’autres désirs, que l’on soit engagé depuis longtemps ou en pleine bascule.

Partageons des informations, les modèles existants, les mouvements, les questions. Déconstruisons les préjugés, les théories fallacieuses qui nous ont amené à un monde si fragile. Cultivons une nouvelle hygiène de pensée. Et expérimentons la vie en mode frugale, local et solidaire, simplement, au jour le jour. Réfléchir, nous affranchir, prendre de vraies décisions et nous mettre en lien pour renforcer la probabilité du passage à l’action. Massif. Radical.

Ce confinement est à bien des égards un calvaire pour beaucoup de gens, il sera dramatique matériellement pour beaucoup d’entre nous mais c’est aussi une occasion unique de pouvoir préparer la bataille et construire un monde où nous ne serons plus aussi vulnérables.

On se reparle vite.

NB : Vous pouvez aussi continuer le yoga, la méditation, les plats végé oui oui sans modération très bon pour un terreau en mouvement. Allez et même l’apéro, il paraît qu’on peut s’autoriser des dérapages ça ne remet pas en cause le pli de l’habitude que l’on veut changer. Restons bienveillant envers nous même, on se débrouille tous comme on peut… (mais quand même il faudrait passer la seconde )

* Sur le fake des 21 jours pour changer ses habitudes

**  la Stratégie du Choc de Naomi Klein . On peut aussi se déconfiner avec le film

*** « le confinement des droits » labsus parfait de Muriel Pénicaud, ministre du Travail le 26 mars.

Sandrine Roudaut  –

Image de couverture :Andrè Kertész

Retour aux actualités