Suspendu(e)s entre l’abandon et le contrôle

De ce que l’on avait compris, à ce que l’on doit encore apprendre. La remise en cause c’est pour les autres.

Ce que j’ai failli écrire:

La « peine écologique » m’ayant assommée il y a près de 20 ans, j’ai appris que toute sidération se traverse. Elle se traverse si on se laisse toucher, affecter. L’affect nous met en mouvement. En se laissant toucher on trouve la puissance d’agir, irrévocable. Résister au choc est une erreur. Il s’imposera, ou le suivant. Le chêne, le roseau, tout ça… j’allais écrire cela

Et aussi l’imprévu ! Nous étions nombreux à raconter qu’il fallait s’y préparer. Que nous étions fous de penser que nous maitrisions quoi que ce soit. Que notre monde est ultra fragile, le dogme de la croissance et la mondialisation nous rendant vulnérables, que la Chine détient 95 % des matériaux indispensables à nos sociétés numérisées, que nous n’avons que quelques jours d’autonomie alimentaire, ayant dédiés la majorité de nos terres à la production de nourriture animale exportée, que nous ne maitrisons pas notre santé, ni rien. Et donc le risque de rupture d’un monde en flux tendu, une fermeture des frontières et… oups on y est. … j’allais écrire ça. Pour les autres…

Et donc vous l’aurez lu en creux d’autres chocs arriveront, climatiques, humanitaires, migratoires, pénurie de ressources, pollution de l’air, des eaux…  Et j’aurais voulu écrire aussi que si on n’accepte pas de vivre avec l’inattendu, on n’aura rien appris. On ne se sera pas préparé au prochain choc… Et vous dire il y en aura d’autres c’est pas cela qui est flippant. C’est de ne pas l’accepter, ne pas être prêt qui est flippant !

Et surtout je voulais écrire la vertu de ce temps suspendu, plus intéressant que le choc. Un cadeau. Dans la routine, le confort, on ne voit rien, on creuse le même sillon encore et encore, en pilotage automatique. Cadeau : le temps suspendu nous débarrasse de ce qui nous rend d’ordinaire absents. Encombrés. Absents à l’essentiel, absents à l’évidence d’un monde insensé, absents à nos désirs profonds, à nos ambitions pour ce monde. Suspendu, on peut retrouver sa vérité, s’écouter, écouter l’état du monde,. Redevenir présent. A l’essentiel, à qui on va être.

Voilà ce que je voulais écrire…. avec tout ce que j’avais appris avant, tout ce que j’avais compris avant, tout ce que j’avais prévenu avant. Sauf que ça c’était avant… Est-on véritablement disponible à l’inattendu si on reste sur ses positions d’avant, fussent-elles justes ou utiles ? Non. Ou je n’aurais rien appris.

Face à une situation hors de maitrise, le réflexe c’est : plus de contrôle. Au 5 avril d’ailleurs feux de forêts à Tchernobyl et Fessenheim fermé pour robinet défectueux mais « tout est sous contrôle », Soyez rassurés on maitrise. Reprendre le contrôle pour conjurer l’incertitude. L’ego, jamais abattu, plus fort même: le come-back est un narratif de héros. Vouloir reprendre le contrôle c’est comme mettre la cape de superman. Une illusion de gamin.

Ça c’est facile à voir dans le vieux monde « optimisé », conservateur, arrogant, obsédé par le business as usual, il ressert encore plus la corde. Et moi ? (Hygiène de vie: rester contestataire envers soi-même.)

 

Le risque de la longueur d’avance

Il y a un autre risque celui de la « destinationite»* , quand on se croit arrivé à destination. Et si c’était le grand soir ? Celui qu’on attend tous, le grain de sable, le choc qui va rebattre enfin les cartes. Grisant.

A l’annonce du corona je me suis sentie étrangement sereine, l’inattendu je l’attendais. Un soulagement. C’est terrible, j’ai pensé : on y est… enfin. Depuis le temps que ce monde jouait avec le feu. On y est, on va enfin prendre acte de notre inconséquence. Se rendre compte de ce qui est essentiel. Comme si le dénouement arrivait. Cela tombe bien on a le mode d’emploi ! Il y a tellement de gens qui y travaillent, expérimentent des alternatives résilientes, locales… On est prêts ! On est chauds !

Sauf que oui mais non… Une pandémie a sifflé la fin de la récré certes, mais elle vient de faire bouger le monde. On est d’accord: on ne peut pas reprendre comme avant. Mais on ne peut pas reprendre avec ce qu’on avait imaginé avant. Nouvelle vibration, tout a bougé. Cela frappe les business futiles et bullshit bien sûr, mais pas que. Tu étais en crowdfunding pour un projet solidaire et écolo, c’est pas vraiment le moment et peut-être même que c’est plus le sujet. Et tel plan d’attaque politique ?

C’est comme le joueur de tennis à un point de la victoire. Il a déjà fait le point dans sa tête, la plupart du temps il perd, la balle dans le filet. Près de la victoire, il est dans sa tête, il n’est plus sur le terrain. Il est dans sa tête avec tout ce qui fait sa force : sa préparation, sa vision, ses talents, qui est aussi tout ce qui l’aveugle. S’il était présent, présent au terrain et à la position de l’adversaire il devrait marquer.

Le terrain a bougé, un trauma collectif.

Nous parvenons à accomplir des choses, quand notre tempo intérieur résonne avec le tempo du monde. Or le tempo du monde a changé. On a beau avoir été vigilant, inquiet, anticipateur peut-être, on a beau avoir entamé un changement intérieur, un nouveau boulot, une expérience de démocratie, un livre… On a beau avoir accompli des choses pour prendre sa place dans le monde, le monde a bougé, rien n’est épargné…. On se dit que ça vient valider, donner écho à ce qu’on prône. C’est parfait ! Faut y aller ! Mais peut-être que notre pierre ne sonne plus totalement juste. Inversement peut-être qu’une brèche s’est ouverte pour le revenu universel de base. Pour les semences libres.

Cela ne veut pas dire qu’il faut abandonner son chemin, mais l’erreur serait de foncer, même pas mal. Mettons nos vies, nos projets, nos stratégies en suspens, pour voir ce qui émerge. Leur pertinence. Parce qu’on voit bien ce que les autres devraient comprendre avec ce choc. On oublie de regarder ce que nous, nous avons à en apprendre. Et pas qu’à la marge. Suspendons la loyauté, la cohérence, elles sont tyranniques. Sur quoi se concentrer, à quoi renoncer ? On peut avoir les meilleures intentions du monde, l’important est qu’elles soient justes, aujourd’hui, demain, avec ce qui est et avec qui on devient. Plus armé. En résonance avec la nouvelle pulsation du monde.

François Roustang* le psychanalyste et hypnothérapeute disait que pour aller mieux il nous fallait nous mettre en suspens. Mettre en suspens notre identité: nos croyances, nos habitudes, notre métier, notre famille politique, les épisodes de nos vies, tous les repères qui nous servent à nous définir. Tous ces repères qui nous figent. Or un corps figé est un corps malade disait-il encore. L’inattendu remet du mouvement dans nos êtres, faisant émerger encore plus profond, le plus juste. Ce médecin disait encore que pour bien soigner quelqu’un il devait résister à la tentation de coller un diagnostic sur son patient. Le vide, le silence permettent à la vérité d’émerger, la vérité du moment, puissante.

Suspendu entre rester concentré et se laisser décentré

Dans le billet précédent je parlais de renouveler nos terreaux en profondeur, hier j’ai entendu Marie Robert* dire que l’humus prête sa racine à l’humilité. L’humilité est constitutive d’un bon terreau, elle le rend plus fort. C’est bien d’humilité dont cette pandémie nous parle.  « L’humilité est proportionnelle au péché d’orgueil » nous dit Marie Robert. Et c’est l’humilité encore que la nature nous enseigne, inlassablement.

Pour ceux et celles qui ont entamé, changé, expérimenté, la tentation est grande de rester concentrés. En période « normale » , rester concentré pour faire advenir un autre monde est vital. Il s’agit de ne pas se laisser divertir par ceux qui ne veulent pas que cela change, une décision politique démoralisante, l’ironie d’un copain ou une défaite provisoire. Mais cette concentration n’est juste que si par ailleurs on est à l’écoute de la pulsation du monde, que l’on se laisse affecter par elle. Bien ancré sur le sens des choses et notre utilité au monde, on peut se laisser bousculer sur la façon de faire, nos certitudes, ce qui était prévu, nos alliés. On fait advenir l’utopie* en restant radical sur les objectifs tout en étant pragmatique sur les moyens.

Considérons ce moment suspendu tel un face-à-face inédit. Entre le monde tel qu’il se la jouait, et le monde tel qu’il est. Un face-à-face entre le monde et soi. Un face-à-face honnête, inédit. S’abandonner à ce moment suspendu, vierge, lucide, c’est vertigineux oui, mais c’est le vertige de nouveaux possibles. On peut être amené à renoncer à des choses, à miser sur d’autres. On risque surtout de trouver ce qu’on a à apporter dans ce monde pour que cela soit entendu.  Cela ne veut pas dire que ce sera facile et applicable tout de suite, « à la libération », mais qu’un chemin juste et aligné se précise. Plus fort.

Sandrine Roudaut – Photo de couverture Léna Aubert, Projet danse-photo.

  • * « Destinationite », selon les travaux du sociologue Christian Morel, relaté dans « Utopie, mode d’emploi« . –
  • * François Roustang , philosophe, psychanalyste, hypnothérapeute, auteur notamment de « Jamais contre, d’abord ». et cette expression magnifique: laisser se faire. –
  • *  Marie Robert , philosophe et auteure, avec son excellent podcast:   celui du 29 mars sur sur ce que sont les erreurs, les défaites, les échecs. –
  • *L’utopie étant ce qui n’a pas encore d’existence, l’irréalisé et non l’irréalisable. L’utopie étant le qualificatif attribué à toute idée nouvelle au moment de son émergence , l’utopie devenant une évidence des années plus tard.

 

 

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